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simone weil - Page 3

  • Les Grecs ont toujours raison

    « Dans l’ensemble, la situation où nous sommes est assez semblable à celle de voyageurs tout à fait ignorants qui se trouveraient dans une automobile lancée à toute vitesse et sans conducteur à travers un pays accidenté. Quand se produira la cassure après laquelle il pourra être question de chercher à construire quelque chose de nouveau ? C’est peut-être une affaire de quelques dizaines d’années, peut-être aussi de siècles. Aucune donnée ne permet de déterminer un délai probable. Il semble cependant que les ressources matérielles de notre civilisation ne risquent pas d’être épuisées avant un temps assez long, même en tenant compte de guerres, et d’autre part, comme la centralisation, en abolissant toute initiative individuelle et toute vie locale, détruit par son existence même tout ce qui pourrait servir de base à une organisation différente, on peut supposer que le système actuel subsistera jusqu’à l’extrême limite des possibilités. »

    Quoi, après avoir réduit l’idéologie démocratique à un doux rêve de crétins par un raisonnement magistral, Simone Weil battrait-elle en retraite pour finir ?!
    Pas exactement. Ayant montré comment les gouvernements eux-mêmes, malgré leurs fanfaronnades, subissent l’oppression et sont emportés par le courant capitaliste, que leur énergie se consume entièrement dans la conquête du pouvoir et dans les efforts pour s’y maintenir tant bien que mal, Simone Weil veut se garder de toute illusion, contrairement à Marx, jusqu’au bout.

    *

    Deux exemples historiques me viennent à l’esprit qui montrent la justesse de l’analyse de Simone Weil (1934) sur l’impuissance quasi-complète des dirigeants.
    L’exemple de l’Europe est frappant. L’Europe politique, tous les dirigeants européens, je veux parler de ceux de l’Allemagne, la France, l’Italie, la souhaitent sincèrement depuis la fin du deuxième conflit mondial et la victoire des Russes et des Yankis ; cette idée s’impose à eux comme une évidence pour parer à la menace soviétique, russe aujourd’hui, et mieux résister à la guerre économique et culturelle que nous livrent les États-Unis. Eh bien, en un demi-siècle, cette ambition est restée lettre morte. Il y a bien eu la monnaie unique européenne, mais celle-ci a quasiment autant d’inconvénients que d’avantages. Pour l’heure, elle est source de conflits entre la France et l’Allemagne. Si on regarde les choses dans le détail, on constate que la réunification européenne se heurte au capitalisme et à la démocratie, plus encore qu’aux efforts des États-Unis et de leur allié britannique pour empêcher la réunification.

    Le deuxième exemple, je le tire de la pochade brillante de François Brigneau sur Mussolini. Brigneau explique bien comment, preuves diplomatiques à l’appui, Mussolini est le seul dirigeant de premier plan à tenter dans les négociations d’empêcher que la deuxième guerre mondiale n’éclate. Hitler, pourtant sensible aux arguments de Mussolini, ancien combattant comme lui, ainsi que les dirigeants britanniques et français, sont comme poussés à la guerre par une force inexorable. Mussolini, après l’échec de ses efforts et avoir tergiversé jusqu’au bout, incertain sur l’issue du conflit et l’intérêt de l’Italie, choisit son camp.

    Simone Weil n’est pas la seule à avoir prédit le déclenchement du conflit mondial, avec anxiété ou effroi, d’autres écrivains comme Montherlant ou Céline ne se faisaient pas plus d’illusion sur le pacifisme des démocraties. Mais, Simone Weil l’a mieux exposé qu’eux, cette force inexorable c’est le capitalisme né de la révolution industrielle. L’hypocrisie démocratique est d’autant plus épaisse, le discours moralisant d’autant plus continuel, que l’économie capitaliste se développe en dehors de toute morale. Le kantisme, le freudisme, l’évolutionnisme, l’existentialisme, le droit de l’hommisme, le féminisme, la théologie du concile Vatican II, toutes ces pensées nulles sont mises en avant. Ce n’est pas un hasard.
    Si on nous impose tous ces philosophes lourdingues, Finkielkraut est pour moi l’exemple le plus frappant, ces philosophes incapables d’une pensée originale - qu’on compare ne serait-ce que Bergson à Finkielkraut et on aura le vertige ! - ce n’est pas un hasard.
    Dans le domaine de l’art, idem, ce sont des théoriciens de l’art contemporain d’une sottise exemplaire qui tiennent le haut du pavé. Alors qu’on est en l’occurrence dans un domaine où des progrès indéniables ont été accomplis. Je pourrais citer dix noms d’historiens d’art sérieux, capables de parler de peinture ; au lieu de ça, qu’entend-on, à la télévision, dans la presse, qu’est-ce qui se vend en librairie ? Des pignolades de guignols. Ce n’est pas un hasard non plus.
    *


    La lucidité de Simone Weil n’est pas du nihilisme. D’abord parce qu’elle le dit bien, le système du gaspillage économique trouve ses limites dans la nature ; tôt ou tard il faut payer sa dette. Il trouve aussi ses limites dans la guerre économique industrielle qui se joue autour des ressources en matières premières. Lorsque les États-Unis auront fini de délocaliser leurs industries, leurs forces de production, leur puissance ne sera plus que théorique. Ils dépendront du bon vouloir de leurs fournisseurs. Or, autant la capacité défensive des États-Unis paraît grande, autant leur capacité offensive s’est montrée faible.
    Refuser de voir le risque du chaos à venir n’est certainement pas la meilleure façon de l’éviter ni d’être un homme qui exerce sa liberté de pensée. Comme dit Simone Weil, l’effort d’analyse critique permet à celui qui l’entreprend d’échapper à la contagion de la folie et du vertige collectif, en renouant le pacte originel de l’esprit avec l’univers.

    Est-ce tout ? On peut ajouter une critique catholique à cette conclusion. En effet, pour Simone Weil, il n’est pas certain que cet effort d’analyse critique profite aux générations à venir, les protège contre les mêmes erreurs. Il y a quand même l’Église catholique. Même si elle paraît complètement “dans le siècle” et se contente de critiques marginales, elle a toujours été le lieu où l’on pense à contre-courant, une sorte de parenthèse. Qui sait si la dissidence, qui commence ici ou là à être évoquée ne sera pas mise en pratique ? L’Église catholique est la seule internationale qui a survécu aux aléas de l’histoire. Sur certains continents elle est loin d’être marginalisée ou absorbée comme en Europe.
    On peut penser qu’en 1934 Simone Weil était encore un peu trop exclusivement “grecque” et qu’elle n’avait pas encore été touchée par la grâce, une force supplémentaire.

  • Deuxième tableau

    « Il est impossible de concevoir quoi que ce soit de plus contraire à cet idéal que la forme qu’a prise de nos jours la civilisation moderne, au terme d’une évolution de plusieurs siècles. »

    À première vue Simone Weil peut paraître “évolutionniste”. Il n’en est rien, elle ne tire pas d’une probabilité scientifique une philosophie athée calamiteuse comme les nazis ou les démocrates capitalistes s'empressent de faire, histoire d'avoir une idée neuve brandir.
    Qu’on comprenne bien : l'analogie faite par Simone Weil entre l’évolution animale observée par Darwin et l’évolution des sociétés humaines est de l’ordre de la métaphore.
    Simone Weil analyse et synthétise, avec prudence, inspirée par la dialectique marxiste, une évolution historique de quelques siècles, en se focalisant sur la révolution industrielle et le grand chambardement économique et moral que cette révolution sournoise a provoqué. Entre une synthèse de quelques siècles et une synthèse de quelques millénaires, la différence est comme entre sonder une mare et sonder un étang.
    En tant que créationniste, bien sûr, je regrette la référence de Simone Weil à Darwin ; mais on est en 1934, Simone Weil ignore l’usage que les démocrates laïcs vont faire de la théorie de l’évolution pour propager le relativisme et la foi naïve et dangereuse dans le Hasard - dangereuse comme la foi de certains catholiques dans l’opération du Saint-Esprit et de la prière pour répandre la bonne nouvelle.
    Un penseur catholique contemporain utilise cette expression de civilisation “blessée au cœur” ; c’est une expression poétique, mais parler de civilisation “garrotée”, “entravée”, décrit mieux la réalité, ou, si l’on préfère une image, celle d’Ezra Pound enfermé dans une cage par les capitalistes yankis, comme un singe.

    *

    Dans le schéma de Simone Weil, il y a deux pôles : l’homme primitif, opprimé directement par la nature, par la nécessité de trouver sa nourriture au jour le jour. Sa condition économique l’oblige à croire en Dieu, qu’il assimile aux forces surnaturelles de la nature qui l’écrasent. Sa liberté est extrêmement réduite.
    À l’opposé, il y a l’homme contemporain, opprimé par les organisations sociales humaines, dont la taille et la puissance ont cru rapidement depuis le XIXe siècle. L’homme contemporain, lui, est empêché de croire en Dieu. L’oppression émane des organisations humaines, donc de l’homme. L’homme contemporain a donc foi dans l’organisation humaine, une foi qui n’est pas moins craintive que celle de l’homme primitif dans les forces de la nature. La société, qui a accru l'interdépendance des hommes entre eux au point que les plus faibles se sentent comme des fétus de paille emporté par la crue, complètement irrresponsables et sans prise sur leur destin, la société forme un écran opaque entre l'homme et la nature.

    Ici on comprend pourquoi le discours sur la choa agaçait Simone Weil. Parce qu’il n’est pas fécond à ses yeux. Pointer du doigt telle organisation étatique, tel peuple, c’est un refus de voir la vérité. Pour Simone Weil comme pour l’évêque antinazi de Munster Mgr Von Galen, les bombes yankies qui dévastent l’Europe, c’est la barbarie yankie qui prend le relai de la barbarie nazie et l’homme capitaliste, le démocrate, n’est pas plus "évolué" qu’un nazi. Qu’il cesse donc de le proclamer sans relâche pour le PROUVER, pour prouver, par exemple, que le néo-colonialisme n'est pas un colonialisme encore plus cynique.

    *

    À partir de ces deux pôles où l’oppression pèse d’un poids excessif sur les épaules de l’homme, Simone Weil ébauche une société libre idéale. De la nature de l’oppression capitaliste qu’elle schématise - forcément - et qui tient à la “disproportion monstrueuse entre l’homme et les systèmes qui régissent la vie humaine”, Simone Weil déduit la nécessité d’un travail lucide (Baudelaire, sur la même longueur d’onde, aurait ajouté “et désintéressé”), parce que le travail est au cœur de la morale, et, dans l’ordre de l’esprit, la nécessité d’une science désintéressée. Combien les capitalistes ont-ils inventé de métiers inutiles au plan social et nuisibles au plan moral ? Combien de métiers utiles au plan social et bénéfiques au plan moral ont-ils détruit dans le même temps ?
    Lorsque les capitalistes s’en prennent aux putes du Bois de Boulogne, lorsque les capitalistes consentent des reportages à la télé sur la misère des banlieues françaises, au plan moral ils se foutent du monde. L’écologie, l’hygiène des bobos, leurs droits de l’Homme : poudre aux yeux. Je te fais la charité parce qu’un jour je pourrais me retrouver dans la même situation que toi, charité nulle, même si ce n’est qu’un discours de chanteur ringard, charité qu’on fait à soi-même.

    « Les jeunes qui ont grandi dans ce système capitaliste, qui y grandissent, reflètent plus que les autres à l’intérieur d’eux-mêmes le chaos qui les entoure. »

    Un libéral comme Sarkozy, élu par des gens usés, nostalgiques, peut promettre une réduction des dépenses, des économies à la jeunesse, faire miroiter des salaires plus confortables, tenir un discours “optimiste”, donner l’illusion qu’il exerce des responsabilités, plus qu’un autre, la jeune génération n’en a cure ; elle n’est pas aveugle, dans l’ensemble, elle voit bien en quoi l’argent dont la génération précédente n’a pas manqué a transformé ses parents : en esclaves, en corps vils.
    On entend parfois de vieux soixante-huitards regretter que la jeune génération ne soit pas plus révoltée. Ils ont vu leurs gueules ? Cohn-Bendit, il s’est regardé dans une glace ? Qui a envie de ressembler à Sartre ?
    Un siècle et demi après Guizot et son “Enrichissez-vous”, Sarkozy et Fillon tiennent toujours le même discours, ils n’ont fait que couper l’épargne et la probité - pas assez libérales -, au montage. Bonjour modernité… (À suivre)

  • Feu d'art

    14 Juillet, date symbolique de la prise du pouvoir par la bourgeoisie industrielle et bancaire ayant entraîné les conséquences que l’on voit pour les arts et la science.
    Les échos de la pétarade républicaine à peine dissipés, tirons quelques fusées vers le ciel… (Au fait, qui est ce Polnareff ?)

    Première salve :

    « La vraie civilisation n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel. »

    « La seule manière de gagner de l’argent est de travailler de manière désintéressée. »

    « Le trône et l'autel, maxime révolutionnaire. »


    Charles Baudelaire

    Deuxième salve :

    « De nos jours toute tentative pour abrutir les êtres humains trouve à sa disposition des moyens puissants. »

    « Avec la grande presse et la télévision, on peut faire avaler par tout un peuple, en même temps que le petit déjeuner ou le repas du soir, des opinions toutes faites et par là-même absurdes, car même des vues raisonnables se déforment et deviennent fausses dans l’esprit qui les reçoit sans réflexion ; mais on ne peut avec ces choses susciter même un éclair de pensée. »

    « Somme toute il paraît raisonnable de penser que les générations qui seront en présence des difficultés suscitées par l’effondrement du régime capitaliste actuel sont encore à naître. Quant aux générations actuellement vivantes, elles sont peut-être, de toutes celles qui se sont succédé au cours de l’histoire humaine, celles qui auront eu à supporter le plus de responsabilités imaginaires et le moins de responsabilité réelles. »


    Simone Weil

    Bouquet final

    « Il y a eu des collaborateurs mais la collaboration était un mensonge. Il y a eu des résistants mais la résistance était un autre mensonge. Il y a eu la victoire, qu’on n’a tout de même pas osé appeler Victoire, par un reste de pudeur, mais libération. Et cette libération était aussi un mensonge, et le plus grand de tous… »

    Georges Bernanos

  • Actualité de Simone Weil

    Pour ce qui est des procès en antisémitisme, il ne fait pas de doute que Francis Kaplan est un expert.
    Mais, encore une fois, il est beaucoup moins habile lorsqu’il s’agit de contredire l’exégèse biblique de Simone Weil, qui s’attache à repérer dans l’Ancien Testament la nécessité du Nouveau et les preuves de la “raideur” du peuple juif. Le procédé est grossier qui consiste à faire passer des questions posées par Simone Weil à des ecclésiastiques (pas toujours à la hauteur des questions, semble-t-il), à faire passer ces questions pour des réponses, et par conséquent à dénoncer de prétendues “erreurs” de Simone Weil.

    *

    Sur un point, le zèle de Kaplan à piéger Simone Weil est si grand qu’il l’entraîne à une exégèse qu’on peut presque qualifier de “freudienne” tellement elle est tirée par les cheveux et manque de recul humain et scientifique.
    À propos du livre de Jonas, voici en effet ce qu’écrit Kaplan :
    « Simone Weil dit, en effet, que “Jonas (est) malheureux que Ninive ne soit pas détruite”. Or, il est évident que Jonas dans ce livre est un personnage imaginaire, que, par contre, l’auteur est juif et condamne Jonas pour vouloir que Ninive soit détruite et, Ninive, n’étant pas juive, que le judaïsme prêche donc une religion d’amour universaliste. »
    Et Kaplan de conclure que Simone Weil commet un contresens grossier en chargeant Israël du péché de Jonas. Peut-être l’auditoire habituel de Kaplan est-il habitué à gober des couleuvres pareilles... En réalité, primo, l’opinion que Jonas est un personnage imaginaire n’est pas partagée par tous les spécialistes de la Bible ;
    - et secundo, quoi qu’il en soit, c’est un point de vue chrétien classique de considérer Jonas comme l’incarnation d’Israël, Jonas réticent à partager son élection avec les Gentils. Que l’auteur du livre de Jonas soit juif ou pas n’y change rien. Confondre un auteur juif avec le judaïsme tout entier est un amalgame étrange ! Surtout de la part de Kaplan, puisque celui-ci n’hésite pas dans le même temps à faire de Simone Weil une antisémite, bien qu’elle soit juive !
    Si le livre de Jonas est un des pans du judaïsme, comme l'avance naïvement Kaplan, son interprétation universaliste chrétienne est pour le moins “occulte” dans la tradition juive qui continue, par exemple, de refuser les mariages de Juifs avec des non-Juives.
    Kaplan est presque cocasse, car si on met à plat son raisonnement en apparence tordu, la pensée chrétienne, exprimée par Simone Weil, constitue un contresens. Ce point de vue antichrétien est en quelque sorte typiquement juif, et typiquement contemporain, est-on tenté d'ajouter si l'on se souvient de la polémique étrange déclenchée par le (mauvais) film de Mel Gibson sur la crucifixion. Il y a de surcroît chez Kaplan, à rebours de sa prétention, une incapacité totale à se projeter dans la pensée de Simone Weil. Kaplan ne fait que radicaliser inutilement l’opposition entre Juifs et chrétiens. Le juge est sans doute plus antisémite que l’accusée, inconsciemment.

    *

    Parfois on peut se demander si la pensée juive dominante actuelle ne cherche pas à nous démontrer que, au fond, Jésus-Christ lui-même est antisémite. Simultanément, on sent une certaine fierté, malgré tout, de la part de ces Juifs-là, que Jésus ou Simone Weil soient nés Juifs. N’est-ce pas ce qui conduit Kaplan, pour finir, à prononcer un non-lieu en faveur de Simone Weil, un non-lieu qu’il se refuse à prononcer en faveur d’Adolf Hitler ?

    Ce type de logique est marqué par un narcissisme ethnique exacerbé, narcissisme que Simone Weil rejette justement avec ses origines juives pour se tourner vers l’universalisme grec, marxiste ou chrétien.
    Plutôt que les hypothèses psychanalytiques bancales de Kaplan, le rejet de ses racines juives par Simone Weil doit se comprendre surtout au plan intellectuel, un plan que Simone Weil quitte rarement. Ce vers quoi Simone Weil tend, c’est une logique, une perspective universaliste moderne et chrétienne aussi nette que possible. Elle aurait sans doute préféré ne pas s’encombrer de cette “question juive” qui ne lui paraît pas une question “moderne” et la place en porte-à-faux avec ses préoccupations métaphysiques ; l’actualité la ramène de force à ce sujet ; elle subodore qu’elle va être classée comme une “philosophe juive”, et cette étiquette lui est étrangère.

  • Antisémitisme autorisé

    De cet article inquisitorial de Francis Kaplan sur Simone Weil, j’ai gardé le meilleur pour la fin.
    Kaplan s’interroge sur les raisons qui ont pu conduire Simone Weil à se déclarer “antisémite” et à développer des arguments à caractère “antisémite” alors qu’elle-même était d’origine juive. Il part du fait, déjà connu, que Simone Weil a découvert assez tardivement qu’elle était juive, à onze ans, alors qu’elle s’était sentie jusque-là profondément française. Il ne se satisfait pas de la thèse de certains de ses co-accusateurs selon laquelle Simone Weil aurait souffert d’une forme de “haine de soi”, et en élabore une, plus sophistiquée encore : “la haine de soi n’étant pas soi” (sans rire). Ce coup de bluff est peut-être susceptible d’épater les lecteurs des Temps modernes, mais à nous ces Temps modernes paraissent d’un coup bien archaïques en ressortant ces vieilles théories freudiennes éculées, tout juste bonnes à servir de toile de fond à un film de Fritz Lang autrefois, ou à un roman de Weyergans aujourd’hui…

    *

    Il faut dire que la logique de Kaplan est assez simple. Considérant que l’antisémitisme est forcément une “tare morale”, concluant sur son propre réquisitoire que Simone Weil est bien “antisémite”, il est nécessaire d’en déduire que Simone Weil est forcément dingo, au moins partiellement, d’où le coup de bluff freudien (qui coïncide assez mal avec le fait que, Kaplan l’admet lui-même, malgré son jeune âge, Simone Weil était un penseur à la vue perçante.)
    Il est certain que Simone Weil s’est sentie embarrassée par cette “identité juive” sortie du passé, mais c’est d’abord en tant que philosophe et théologienne. Et la “question juive” n’obsède pas seulement Simone Weil, mais tout son siècle, si ce n’est le précédent, Juifs et non-Juifs confondus, à une époque où ils mélangent et partagent leurs idées, y compris diamétralement opposées, beaucoup plus aisément qu’aujourd’hui.
    La question juive obséda Léon Bloy à un moment de sa vie, par exemple, un demi-siècle auparavant, de la même manière, peut-on dire, à ceci près que les déductions de Bloy sont souvent à l’opposé de celles de Simone Weil ; Bloy n’est pourtant pas Juif, lui*.

    (À cet égard il faut dire que si, de la part de Bloy, c’était un mouvement intellectuel assez original et spontané de se tourner vers l’Ancien Testament et les Juifs, aujourd’hui, les catholiques qui, depuis quelques années, se déclarent “philosémites”, ne font que sacrifier à la mode et adopter une posture avantageuse. Les braves démocrates-crétins que voilà ! Confondre Léon Bloy avec Jean-Claude Guillebaud… Il faut le faire !)
    *


    J’ai fait durer trop longtemps le suspens, je crois. À la fin de son procès, Simone Weil est… acquittée ! Compte tenu du réquisitoire préliminaire, le public est un peu étonné. Oui, Simone Weil est acquittée, étant donné l’“esprit de sacrifice” qui fut le sien et parce que son antisémitisme était “abstrait”, qu’elle n’en voulait à aucun Juif en particulier. Comme si Hitler en avait voulu à tel ou tel Juif en particulier ?!
    Une telle sentence jette le trouble dans l’esprit du non-Juif, du “goy” que je suis - je ne dis pas ça pour me vanter mais pour être précis. D’abord parce que Simone Weil observe que la notion de “peuple élu” prédispose au racisme et au nationalisme. Ici encore, on pourrait la rapprocher d’Hitler, pour qui le sionisme, dans la mesure où il est une source de conflit moins grande, est envisagé comme une solution ; ensuite parce que ce revirement inattendu de Kaplan, ces circonstances atténuantes de dernière minute, le rendent suspect d’un préjugé racial ou idéologique quelconque en faveur de Simone Weil. Brasillach, par exemple, dans les mêmes circonstances, aurait-il bénéficié d’un non-lieu du juge Kaplan ? Il est permis d’en douter.

    Alors que ce qu’il faut défendre, non pas hypocritement comme Voltaire, mais sincèrement, c’est le droit de Brasillach ET de Simone Weil à s’exprimer et à être défendus.

    *Quant à Claudel, dans d’autres circonstances que Bloy, dans sa correspondance privée, en fonction de ses interlocuteurs, il est tantôt outrageusement “philosémite”, c’est-à-dire à la limite de l’hérésie, tantôt nettement “antisémite”, ce qui permet d’entrevoir que la question de l’antisémitisme est une question nettement moins simplette que les législateurs et les philosophes-censeurs modernes le font croire.

  • Procès de Simone Weil

    Après un “Sartre antisémite”, Francis Kaplan consacre plus de vingt pages dans Les Temps Modernes, la revue de Claude Lanzmann et de Robert Redeker, à l’antisémitisme de la philosophe marxiste chrétienne Simone Weil.
    « Simone Weil est non seulement antisémite, mais un des théoriciens de l’antisémitisme les plus acharnés que je connaisse par la multiplicité de ses angles d’attaque, par la multiplicité de ses arguments, par la multiplicité des faits qu’elle a inventé à l’appui de ses arguments, par l’importance obsessionnelle que l’antisémitisme revêt dans sa pensée. Aussi, sur le plan pratique, veut-elle revenir à la situation des Juifs avant la Révolution, c’est-à-dire conditionner leur émancipation à leur conversion (…) ».

    Bref, selon F. Kaplan, Simone Weil relègue Adolf Hitler et Ben Laden au rang de grossiers antisémites ; Mlle Weil serait, en quelque sorte, une antisémite raffinée. Comme l'exposé de Kaplan est assez confus et contradictoire, il est difficile de démêler si c’est pire ou moins grave à ses yeux d’être un antisémite raffiné qu'un antisémite mal dégrossi.
    On pourrait imaginer ensuite un “Voltaire antisémite”, un “Shakespeare antisémite”, un “Balzac antisémite”… Pourquoi pas toute une collection sur le modèle de “Que sais-je ?”. Sauf que l’antisémitisme de Simone Weil a ceci de particulièrement sensationnel, évidemment, que Simone Weil, comme Marx ou Jésus, deux autres suspects célèbres, Simone Weil est elle-même d'origine Juive ; c’est là tout le sel.

    Trêve de plaisanterie. Peut-on vraiment prendre F. Kaplan au sérieux ? Dans le sens où il observe les choses par le petit bout de la lorgnette, “antisémite ou pas ?”, qu’il dénonce l’arbitraire de Simone Weil, sans s’interroger une seconde sur le sien, qu’il fait appel à la psychanalyse pour fournir des explications rationnelles, si la méthode de Kaplan n'est pas rigoureuse, du moins est-elle caractéristique de la méthode intellectuelle contemporaine.

    Voici le genre de pièces versées au dossier par l’accusation :
    - « Tout est souillé de péché dans Israël. », ou :
    - « Mais quand la nation juive a été détruite par Nabuchodonosor, les Juifs, complètement désorientés et mélangés à toutes sortes de nations, ont reçu cette sagesse sous forme d’influence étrangères, et l’ont fait entrer dans le cadre de leur religion autant que c’était possible. De là viennent, dans l’Ancien Testament, le livre de Job (…), la plupart des psaumes, le Cantique des Cantiques, les livres sapientiaux (…) ce qu’on nomme “le second Isaïe”, certains des petits prophètes, le livre de Daniel et celui de Tobie. Tout le reste de l’Ancien Testament est un tissu d’horreurs. » ; ou encore, parlant du judaïsme d’avant l’exil :
    « [Il] est indigestible, parce qu’il y manque une vérité essentielle, qui est au centre du christianisme et que les Grecs connaissaient bien, à savoir la possibilité du malheur innocent. » ; et, de manière plus politique :
    - Les Juifs sont « non assimilables, non assimilateurs ».

    Ces propos sont tirés de la correspondance de Simone Weil, c’est important de le souligner, car l’article de Kaplan a tendance à occulter l'aspect dialectique et à présenter ces idées comme définitives. La philosophe, faite théologienne en l'occurrence, ne propose pas une synthèse mais dialogue avec ses correspondants ; Kaplan, non seulement la juge par contumace, mais il se base sur des extraits de ses “brouillons”. Il a beau jeu, ici où là, souvent de façon subjective (comme lorsqu’il décrète que Jonas est un personnage biblique certainement imaginaire, ou que S. Weil ne peut extrapoler et faire de Cham un précurseur des chrétiens), il a beau jeu de relever les erreurs de Simone Weil et de poser au grand exégète biblique bien rencardé.
    Kaplan fait semblant d’ignorer que Simone Weil, globalement, n’est pas très éloignée de la théologie catholique classique, pour qui Jésus, annoncé par les prophètes, en butte aux autorités religieuses juives, donne à l’Ancien Testament une nouvelle dimension d’amour universel, qualifiant le peuple juif de peuple “à la nuque raide”, ce qui n’est pas très poli de sa part non plus.
    Pour les chrétiens, le choix du peuple juif n’est pas définitif et Dieu n’est pas la propriété du peuple juif, pas plus que les chrétiens ne sont propriétaires de Dieu - ils ne sont que ses témoins.

    L’exposé de la doctrine catholique par Kaplan est d’ailleurs caricatural :
    « Si on se place au point de vue du catholicisme tel qu’il était à son époque (…) tout ce qui est dans la Bible est de Dieu, doit donc être vrai absolument, et en particulier vrai moralement. S’il y a dans la Bible des passages moralement choquants, la Bible ne peut être de Dieu et la religion juive, qui se fonde sur elle, ne peut être une religion valable et doit donc être condamnée. »
    C’est un postulat de dire que la doctrine catholique a évolué depuis Simone Weil. De nouvelles spéculations sur les rapports entre la religion juive et la religion catholique ont été émises depuis Simone Weil, par le cardinal Lustiger par exemple, certes, mais la supériorité du point de vue de Mgr Lustiger sur celui de Simone Weil est rien moins que discutable. De la part du cardinal Lustiger il y a une volonté d’apaiser les esprits, au risque de les embrouiller, tandis que chez Simone Weil, ça serait plutôt une volonté d’éveiller les esprits, au risque de les choquer.

    C’est sans doute là qu’est la véritable opposition entre Kaplan et Weil. D’un côté un esprit autosatisfait qui juge par contumace son prochain à l’aune des tabous contemporains, de l’autre un esprit jeune, curieux, qui n’a pas peur de se tromper ni de bousculer les idées reçues. D’un côté un esprit archaïque, de l’autre un esprit moderne. Il est significatif que notre époque réserve une place de choix aux platitudes de Lévinas, d’Heidegger, ou encore de sa disciple Jeanne Arendt, mais maintienne Simone Weil dans l’ombre où ne l’en sorte que pour vouer ses lettres au bûcher.