« Dans l’ensemble, la situation où nous sommes est assez semblable à celle de voyageurs tout à fait ignorants qui se trouveraient dans une automobile lancée à toute vitesse et sans conducteur à travers un pays accidenté. Quand se produira la cassure après laquelle il pourra être question de chercher à construire quelque chose de nouveau ? C’est peut-être une affaire de quelques dizaines d’années, peut-être aussi de siècles. Aucune donnée ne permet de déterminer un délai probable. Il semble cependant que les ressources matérielles de notre civilisation ne risquent pas d’être épuisées avant un temps assez long, même en tenant compte de guerres, et d’autre part, comme la centralisation, en abolissant toute initiative individuelle et toute vie locale, détruit par son existence même tout ce qui pourrait servir de base à une organisation différente, on peut supposer que le système actuel subsistera jusqu’à l’extrême limite des possibilités. »
Quoi, après avoir réduit l’idéologie démocratique à un doux rêve de crétins par un raisonnement magistral, Simone Weil battrait-elle en retraite pour finir ?!
Pas exactement. Ayant montré comment les gouvernements eux-mêmes, malgré leurs fanfaronnades, subissent l’oppression et sont emportés par le courant capitaliste, que leur énergie se consume entièrement dans la conquête du pouvoir et dans les efforts pour s’y maintenir tant bien que mal, Simone Weil veut se garder de toute illusion, contrairement à Marx, jusqu’au bout.
Deux exemples historiques me viennent à l’esprit qui montrent la justesse de l’analyse de Simone Weil (1934) sur l’impuissance quasi-complète des dirigeants.
L’exemple de l’Europe est frappant. L’Europe politique, tous les dirigeants européens, je veux parler de ceux de l’Allemagne, la France, l’Italie, la souhaitent sincèrement depuis la fin du deuxième conflit mondial et la victoire des Russes et des Yankis ; cette idée s’impose à eux comme une évidence pour parer à la menace soviétique, russe aujourd’hui, et mieux résister à la guerre économique et culturelle que nous livrent les États-Unis. Eh bien, en un demi-siècle, cette ambition est restée lettre morte. Il y a bien eu la monnaie unique européenne, mais celle-ci a quasiment autant d’inconvénients que d’avantages. Pour l’heure, elle est source de conflits entre la France et l’Allemagne. Si on regarde les choses dans le détail, on constate que la réunification européenne se heurte au capitalisme et à la démocratie, plus encore qu’aux efforts des États-Unis et de leur allié britannique pour empêcher la réunification.
Le deuxième exemple, je le tire de la pochade brillante de François Brigneau sur Mussolini. Brigneau explique bien comment, preuves diplomatiques à l’appui, Mussolini est le seul dirigeant de premier plan à tenter dans les négociations d’empêcher que la deuxième guerre mondiale n’éclate. Hitler, pourtant sensible aux arguments de Mussolini, ancien combattant comme lui, ainsi que les dirigeants britanniques et français, sont comme poussés à la guerre par une force inexorable. Mussolini, après l’échec de ses efforts et avoir tergiversé jusqu’au bout, incertain sur l’issue du conflit et l’intérêt de l’Italie, choisit son camp.
Simone Weil n’est pas la seule à avoir prédit le déclenchement du conflit mondial, avec anxiété ou effroi, d’autres écrivains comme Montherlant ou Céline ne se faisaient pas plus d’illusion sur le pacifisme des démocraties. Mais, Simone Weil l’a mieux exposé qu’eux, cette force inexorable c’est le capitalisme né de la révolution industrielle. L’hypocrisie démocratique est d’autant plus épaisse, le discours moralisant d’autant plus continuel, que l’économie capitaliste se développe en dehors de toute morale. Le kantisme, le freudisme, l’évolutionnisme, l’existentialisme, le droit de l’hommisme, le féminisme, la théologie du concile Vatican II, toutes ces pensées nulles sont mises en avant. Ce n’est pas un hasard.
Si on nous impose tous ces philosophes lourdingues, Finkielkraut est pour moi l’exemple le plus frappant, ces philosophes incapables d’une pensée originale - qu’on compare ne serait-ce que Bergson à Finkielkraut et on aura le vertige ! - ce n’est pas un hasard.
Dans le domaine de l’art, idem, ce sont des théoriciens de l’art contemporain d’une sottise exemplaire qui tiennent le haut du pavé. Alors qu’on est en l’occurrence dans un domaine où des progrès indéniables ont été accomplis. Je pourrais citer dix noms d’historiens d’art sérieux, capables de parler de peinture ; au lieu de ça, qu’entend-on, à la télévision, dans la presse, qu’est-ce qui se vend en librairie ? Des pignolades de guignols. Ce n’est pas un hasard non plus.
La lucidité de Simone Weil n’est pas du nihilisme. D’abord parce qu’elle le dit bien, le système du gaspillage économique trouve ses limites dans la nature ; tôt ou tard il faut payer sa dette. Il trouve aussi ses limites dans la guerre économique industrielle qui se joue autour des ressources en matières premières. Lorsque les États-Unis auront fini de délocaliser leurs industries, leurs forces de production, leur puissance ne sera plus que théorique. Ils dépendront du bon vouloir de leurs fournisseurs. Or, autant la capacité défensive des États-Unis paraît grande, autant leur capacité offensive s’est montrée faible.
Refuser de voir le risque du chaos à venir n’est certainement pas la meilleure façon de l’éviter ni d’être un homme qui exerce sa liberté de pensée. Comme dit Simone Weil, l’effort d’analyse critique permet à celui qui l’entreprend d’échapper à la contagion de la folie et du vertige collectif, en renouant le pacte originel de l’esprit avec l’univers.
Est-ce tout ? On peut ajouter une critique catholique à cette conclusion. En effet, pour Simone Weil, il n’est pas certain que cet effort d’analyse critique profite aux générations à venir, les protège contre les mêmes erreurs. Il y a quand même l’Église catholique. Même si elle paraît complètement “dans le siècle” et se contente de critiques marginales, elle a toujours été le lieu où l’on pense à contre-courant, une sorte de parenthèse. Qui sait si la dissidence, qui commence ici ou là à être évoquée ne sera pas mise en pratique ? L’Église catholique est la seule internationale qui a survécu aux aléas de l’histoire. Sur certains continents elle est loin d’être marginalisée ou absorbée comme en Europe.
On peut penser qu’en 1934 Simone Weil était encore un peu trop exclusivement “grecque” et qu’elle n’avait pas encore été touchée par la grâce, une force supplémentaire.